Attraction de la gare de Juvisy et mobilité résidentielle des Parisiens vers la banlieue moyenne : Paris-Jardins à Draveil

Serge Bianchi, TITRE + Paris-Jardins ?

 

En septembre 1911, Paris-Jardins devient la « première ville-jardins coopérative », sur un domaine de 43 hectares à Draveil. Une affiche lancée à cette occasion (fig. 1) attire l’attention des futurs sociétaires sur les avantages des transports collectifs :

« À 15 minutes de la gare/ Trajet en 20 minutes/ 180 trains par jour »

Certes, ce n’est qu’un des avantages de la ville modèle rêvée par les pionniers. L’affiche montre un « site admirable », un château (la maison commune), une perspective, des jardins vastes et entretenus,des pavillons attrayants, un éclairage public, un couple de promeneurs paisibles, des extraits des statuts, un prix du terrain défiant toute concurrence. Mais l’offre de transports est particulièrement intéressante. Elle attire l’attention sur l’attraction exercée par la gare de Juvisy quant à la mobilité des Parisiens à la Belle Époque (1900-1914). Nous étudierons cette attraction en centrant les analyses sur quatre points essentiels :

– les habitants de Paris-Jardins, avant la Grande Guerre, sont pratiquement tous des Parisiens, désireux de quitter les logements peu salubres de la capitale pour s’installer dans la banlieue verte.

– ils disposent d’une offre de transport perfectionnée et accessible avec la gare de Juvisy.

– les débuts de la cité sont étroitement associés à l’existence de la gare, de façon quotidienne.

– enfin, Paris-Jardins n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’attraction de la gare sur la mobilité des Parisiens, dans la première période de lotissements de la moyenne banlieue parisienne.

 

Des Parisiens en quête d’une cité idéale

Paris-Jardins est une société de Parisiens, créée sur le papier, plus de deux ans avant l’achat du domaine de Draveil. En avril 1909, ils ne sont qu’une trentaine, autour d’Albert Mayer, employé de commerce de la maison américaine Markt (appareils ménagers), avenue de Parmentier, dans le 11e arrondissement. En 1910, 276 « travailleurs du bureau, du magasin, de l’atelier ou voyageurs » sont devenus actionnaires de la société, toujours à la recherche du domaine idéal. Une majorité travaille dans le commerce, les grands magasins (59 %, comme Mayer et Pernet, les « pères fondateurs »), les autres se répartissant entre les ouvriers d’art et les professions libérales, dont l’architecte Jean Walter et le docteur Léon Filderman, deux  pionniers essentiels[1]. La plupart des administrateurs, qui se réunissent au siège social de l’avenue de la République (dans le 11e arrondissement) puis rue Civiale (10e arrondissement), et des sociétaires (fig. 2) habitent dans les arrondissements de l’est et du nord de la capitale. Beaucoup sont adhérents à la coopérative La Bellevilloise, qui compte 9 000 membres avant la Grande Guerre. Le concepteur de l’affiche, Gabriel Pernet, habite au 90 de la rue Lepic (métro Blanche). Le président Albert Mayer, quitte Livry-Gargan pour la place Martin Nadaud (20e arrondissement) près du Père-Lachaise, avant d’habiter définitivement Paris-Jardins. On peut hésiter sur les qualifications sociologiques des pionniers de Paris-Jardins : petite bourgeoisie ? couches moyennes ? élite ouvrière ? entre le monde du commerce majoritaire, les ouvriers qualifiés, quelques professions libérales. Dans les statuts de 1910 et dans le périodique La Cité Coopérative, ils se présentent comme des travailleurs, des coopérateurs, à la recherche d’un « foyer confortable et hygiénique » à la campagne, un pavillon individuel qui offrirait « le confort moderne pour la femme et l’enfant », dans le refus de la spéculation et des intermédiaires. Au-delà des défections et des démissions, le noyau de sociétaires déterminés est décidé à acheter un des grands domaines disponibles dans la moyenne banlieue pour le transformer en une cité-jardins modèle, saluée dans la presse de l’époque. Le choix du domaine de Draveil est fortement lié à l’offre de transports publics, et à l’attraction de la gare de Juvisy.

 

La supériorité de la ligne de Juvisy

Draveil a bénéficié tardivement des avantages de la ligne Paris-Orléans et de la position de la gare de Juvisy, sur la rive droite de la Seine. La gare de Juvisy a été inaugurée le 5 mai 1843, en remplacement de la gare de Viry-Châtillon, sur la ligne Paris-Corbeil, entre les gares d’Athis et de Ris. Elle dessert à partir de 1853 la ligne Villeneuve-Saint-Georges[2] -Corbeil et la station de Vigneux (appelée Draveil-Vigneux) est inaugurée en 1863, pour la ligne du Bourbonnais (fig. 3). Les liaisons avec le centre de Draveil ne sont pas évidentes. La gare de Vigneux en est distante de 3 kilomètres et l’omnibus qui vient de Villeneuve dessert le quartier de Mainville. La gare de Juvisy est plus proche du domaine des Laveissière (2 kilomètres), mais ils faut emprunter un bac avant 1894, puis la rue de Juvisy. À partir de l’ouverture du pont métallique sur la Seine en 1894, l’offre s’améliore. Le quartier de la Villa, proche de la gare, se crée entre 1872 et 1900. Une dizaine de rues bordées de pavillons en meulière abritent les propriétaires, dont le syndicat insiste sur la desserte ferroviaire des deux compagnies (200 trains par jour, dont 47 directs et semi-directs), les abonnements à la semaine, les lots de 500 mètres. Ainsi de nombreux Parisiens s’installent à proximité de la gare, et le quartier de la Villa s’anime, grâce aux restaurants, aux commerces, à la fête foraine, en bordure de Seine, puis au rond-point des Fêtes. C’est l’époque où la ligne de Juvisy « accuse une nette supériorité à partir de 1904 » sur les autres lignes, Saint-Lazare, du Nord et de Lyon ( fig. 4). Pour l’exposition universelle de 1900, la tête de ligne devient la gare d’Orsay (1900). Elle est électrifiée entre Austerlitz et Orléans, dès 1903[3]. Le trajet direct entre Austerlitz et Juvisy n’est plus que de 20 minutes contre 31 au début de la ligne. La ligne « pénètre au cœur de Paris, elle est quadruplée et électrifiée »[4]. La gare de Juvisy est devenue une plaque tournante pour les marchandises et les voyageurs, sinon « la plus grande gare du monde »[5] ! La gare d’Austerlitz est adaptée à ces besoins nouveaux dans les années 1870. Entre 1904 et 1913, plus de 15 000 banlieusards s’y rendent à Paris et en reviennent chaque jour, auxquels on peut ajouter ceux qui empruntent la ligne de Corbeil vers la gare de Lyon. Les coûts des trajets quotidiens sont en nette diminution grâce aux abonnements, aux cartes hebdomadaires et aux tarifs ouvriers, pour des revenus inférieurs à 2000 francs par an. Cette attractivité de la ligne et de la gare va beaucoup jouer dans l’installation de Paris-Jardins à Draveil.

 

Entre Paris et Draveil, la « première ville-jardin française » ?

Depuis 1909, les administrateurs de la société n’ont cessé de se documenter et de rechercher le domaine idéal, dans un cercle de 30 kilomètres autour de la capitale. Ils ont visité des domaines situés aux antipodes : dans le Nord, Aubergenville, Sannois, Saint-Ouen-L’Aumône ; l’Ouest, Clamart ; Juvisy…enfin Draveil : « chaque fois, un inconvénient nouveau (éloignement, sol, hygiène, prix) nous ramenait invinciblement au domaine de Draveil », écrit Gabriel Pernet. Les négociations avec les Laveissière débutent en août 1910[6]. C’est l’année de la grande crue de la Seine en 1910 (fig. 5 et 6). Elles vont durer un an et vont même être rompues à plusieurs reprises par la méfiance des vendeurs. Le 29 janvier 1911, une assemblée générale donne mandat aux administrateurs d’acquérir le domaine, par 166 voix contre 16 : « C’était, en effet, une grosse et dure affaire, et terriblement compliquée »[7], selon Albert Mayer. Pourtant, les administrateurs persistent. Ils se donnent rendez-vous les dimanches à 13 heures 20 sous la grande horloge de la gare d’Austerlitz, pour un départ à 13 heures 51. À la gare, il prennent le pont, longent les restaurants et les boutiques de la rue de Juvisy (fig. 7), la ferme Sance, les Sablières de la Seine[8], alors exploitées par des terrassiers, avant de gagner le domaine des Laveissière. Interdits de visite, ils s’en remettent à un prête-nom, Monsieur Raynaud pour signer l’acte d’acquisition et recevoir, le jour même, 30 août 1911, les clefs de… Paris-Jardins, et passer de l’utopie à la réalisation de la cité coopérative. Chaque dimanche, pendant près d’un an, les sociétaires viennent de Paris, par le train de 8 heures 40 du matin, pour visiter le domaine avec le camarade Pernet et choisir leur lot. Ils mangent souvent au restaurant Le Gibraltar et assistent à des causeries ou des conférences sur l’hygiène, sur les cités-jardins dans le monde. Pendant quelques années, certains font la navette entre la capitale et le domaine de Draveil, dans l’attente de la construction de leur pavillon. Les fiacres et les voitures sont rares, en dehors de  l’automobile de l’architecte Jean Walter. L’omnibus relie la gare de Juvisy à la gendarmerie de Draveil et se développe avec l’essor de la gare de triage. Pour la gare Draveil-Vigneux, un omnibus part de la place de l’Église. Pendant des années, la gare de Juvisy est ainsi le théâtre des déplacements quotidiens des « péjistes », au rythme de la construction des pavillons, une quarantaine avant la Grande Guerre.

 

Une attraction pour la moyenne banlieue

Paris-Jardins n’est qu’un exemple parmi bien d’autres lotissements apparus avec les progrès des transports ferroviaires. En effet, avant les années 1900, « … la banlieue industrielle était un monde homogène et clos, et généralement l’ouvrier habitait dans la commune où il travaillait, ou à proximité immédiate »[9]. La crise du logement dans la capitale pousse les couches moyennes à rechercher un nouveau cadre de vie à la campagne, à condition que la desserte soit facile : « C’est à l’extrême fin du siècle que s’amorce la dissociation entre le lieu de travail et celui de la résidence »[10]. Le train a un effet essentiel dans la position géographique des nouveaux quartiers urbains, et le long de la ligne de Juvisy, « le rail a donc guidé les lotissements, créés en chapelets le long des lignes de banlieue »[11]. Jean Bastié a étudié l’urbanisation des communes le long de la ligne du Paris-Orléans. Il fait état des lotissements qui se sont créés entre Choisy et Juvisy. Parallèlement se créent des emplois industriels sur place, qui ne profitent guère « qu’aux localités desservies par la voie ferrée, telles qu’Athis, Viry et Juvisy »[12]. D’autres facteurs que le train ont pu jouer, comme les grandes routes, le développement de l’agroalimentaire. Dès 1897, la Villa des Gravilliers à Athis comprend 64 lots tirés au sort, pour des ouvriers et employés d’une société mutuelle parisienne, proche du Temple. À la naissance de Paris-Jardins, 75 habitants y sont logés, non loin de la gare. Ce lotissement est suivi du Parc et de la Ferme de la Faisanderie à Villeneuve-le-Roi, en 1898, du domaine du Château Frayé à Vigneux (en 1899), puis de petits lotissements sur le plateau d’Athis, Juvisy et Savigny, comme Villa Champagne (1910), Juvisy-Cottages (1913) et Not’Campagne (1914). Ils n’ont pas la dimension et le fonctionnement de Paris-Jardins, mais leurs habitants peuvent se croiser à la gare de Juvisy. Port-Aviation (1909) à Viry, le Parc Beauséjour près de Sainte-Geneviève sont des lotissements de luxe, comme le lotissement de Juvisy entre la mairie et la voie ferrée. Plus l’on s’éloigne des gares, plus les lotissements se raréfient, comme à Gif-sur-Yvette, Yerres ou Wissous[13], avant la Grande Guerre. Ainsi, ces lotissements permettent une croissance de la moyenne banlieue du sud plus rapide que celle de la banlieue proche du département de la Seine, même si la majeure partie des travailleurs continuent à exercer un emploi sur place. Les villes proches des gares bénéficient d’apports importants venus, soit de Paris surpeuplé, soit de province. La guerre de 1914-18 accélérera le processus de croissance de la banlieue. Ainsi, de vieux noyaux ruraux, à Juvisy, comme à Draveil ou Brunoy[14], prennent déjà l’apparence de petites villes. La mobilité citadine a été accélérée par l’amélioration des transports collectifs. Paris-Jardins fait donc partie de la première vague de lotissements de la Belle Époque, phénomène décuplé après 1945, faisant passer la bourgade de Draveil de 3200 habitants en 1919 à près de 30 000 en 1975 ! On comprend mieux pourquoi les affiches de promotion de ces lotissements des années 1910 vantaient la proximité de la gare et la facilité des transports collectifs vers la capitale.

 

Images

  1. Affiche de Gabriel Pernet, septembre 1911, détail
  2. Implantation géographique des premiers sociétaires de Paris-Jardins (1910)
  3. Indicateur 1878 pour la ligne du PLM (la station de Vigneux s’appelle Draveil !)
  4. Locomotive de la fin des années 1890, vitesse de 115 km/h en 1898
  5. La gare d’Austerlitz, inondée en 1910, côté Draveil
  6. La gare de Juvisy et les inondations de 1910, rue de Juvisy
  7. La rue de Juvisy menant de la gare à Paris-Jardins

 

Crédits :

1 et 2 : archives de Paris-Jardins, Histoire d’un domaine, cahier couleur (page 4) et page 202

3 : Ris-Orangis. Le chemin de fer, Groupe de Recherche d’Histoire Locale, N° 4, 2009, page 27

4 : Id., page 21

5 :  photographie Serge Bianchi

6 : Draveil. Un siècle d’images 1890-1990, photo Marcel Pasdeloup, p. 130, archives Paris-Jardins

7 : Id., photo Marcel Pasdeloup, p. 121 aussi archives de Paris-Jardins ?

 

Bibliographie

La croissance de la banlieue parisienne. Jean Bastié, Paris, Paris, Presses universitaires de France, 1964.

Histoire d’un domaine. Du domaine de Draveil à la cité coopérative Paris-Jardins. Amis de l’histoire et du patrimoine de Paris-Jardins, Imprimerie André, Le Neubourg, 1984.

Un siècle de banlieue parisienne (1859-1964). Guide de recherche. Sous la direction d’Annie Fourcaut, Paris, L’Harmattan, Villes et entreprises, 1988.

Villes ouvrières 1900-1950. Suzanna Magri et Christian Topalov, Paris, L’Harmattan, Villes et entreprises, 1989.

Les premiers banlieusards (1860-1940). Sous la direction d’Alain Faure, Paris, Créaphis, 1991.

Actes du Forum du Patrimoine (Brétigny-sur-Orge, 18 décembre 1993), Evry, Acte 91, 1995.

Ris-Orangis. Le chemin de fer. Groupe de recherche d’histoire locale de Ris-Orangis, n° 4, 2009.

Paris-Jardins. De l’utopie aux réalités 1911-2011. Amis de l’histoire et du patrimoine de Paris-Jardins, Mennecy, Imprimerie Emendo, 2011.

[1]              « Cinq pionniers de Paris-Jardins », in Paris-Jardins. Entre utopie et réalité, Les Amis de l’histoire et du patrimoine de Paris-Jardins, Mennecy, Imprimerie Emendo, 2011, p. 172-201.

[2]              Sur la rive gauche.

[3]              En 1906, la grande halle d’Austerlitz est littéralement transpercée dans sa largeur par la ligne de métro n° 5  dans le prolongement d’un viaduc traversant la Seine. Une station surélevée est implantée dans la halle.

[4]              La croissance de la banlieue parisienne. Jean Bastié, Paris, Presses universitaires de France, 1964, p. 126. PAGE

[5]              «  Les débuts du chemin de fer en Essonne », Frédéric Delacrout, in Le Républicain, supplément au N° 3698, 26 janvier 2016, p. 13.

[6]              En 1910, lors de la grande crue de la Seine, la gare est inondée et le trafic totalement interrompu du 31 janvier au 9 février. Pendant cette période, le départ et l’arrivée des trains sont reportés à Juvisy.

[7]              La Cité Coopérative, N° 20, septembre 1911.

[8]              Les grandes grèves de 1908, qui se poursuivent en 1911, ont eu des échos chez les habitants de Paris-Jardins.

[9]              Jean-Paul Brunet, « Les rapports entre emploi et résidence », dans Les crises de la banlieue aux XIXe et XXe siècles, in Villes en Parallèle, N° 10, Université de Paris X-Nanterre, 1986. DATE, EDITEUR, PAGE

[10]            Francis Beaucire, « Les transports collectifs dans  l’extension des banlieues et l’essor de la mobilité citadine », in Un siècle de banlieue parisienne, sous la direction d’Annie Fourcaud, Paris, L’Harmattan, 1988, p. 81. SOURCE ?

[11]            Francis Beaucire, « Les transports collectifs… », article cité, p. 85.

[12]            « Les lotissements et la naissance de la grande banlieue industrielle », table ronde coord. par Serge Bianchi, in Forum du Patrimoine (Brétigny, décembre 1993), ACTE 91, 1995, p. 7.v

[13]            Communications de Brigitte Agde pour Gif-sur-Yvette, p. 26-31, de David Rafroidi pour Wissous, p. 31-34, de Pierre Wittmer pour Yerres, p. 35-39, Forum du Patrimoine cité, 1995.

[14]            Brunoy passe de 1737 habitants en 1906 à 4 200 habitants en 1921. L’agence de la gare a joué un rôle appréciable dans les premiers lotissements : Jacques Gauchet, « Les lotissements à Brunoy », Forum du patrimoine, p. 20.